Pièce musicale de Maïa Brami, avec Coralie Emilion-Languille (texte) et David Kpossou (musique)
Mise en scène Coralie Emilion-Languille et Bruno Fougniès
Depuis quelques temps « Les violences faites au femmes » éclatent sur nos écrans comme des poches de sang jetées à la face du monde, il était temps, et pourtant.
Oui il faut cesser de se taire et de se soumettre, il faut dire ce qui se passe en silence. Mais on a glissé de la nécessaire dénonciation à la délation délétère et de l’affirmation de soi à la détestation de l’autre. Eclaboussés par ce sang jeté, nous peinons à y voir clair. Tout est mélangé, amalgamé, généralisé, sans nuance ni complexité. Les hommes sont réduits au statut de prédateurs et les femmes à celui de victimes.
L’expérience relatée dans Tout va Bien se Passer aurait pu être un aboiement dans la meute, or elle y échappe. La précision des descriptions révèle la complexité des situations ainsi que la manière subtile dont on passe de la domination à l’aliénation. Elle pose en outre des questions de sociétés urgentes: quel est le rapport du corps médical à la douleur et à la dimension symbolique du corps ? Comment la relation soignant/patient devient-elle un rapport de domination, à fortiori quand le médecin est un homme et le patient une femme ?Pourquoi et comment nous y soumettons-nous ? Que génère comme effet pervers la structure hospitalière ?
Porter ce texte à la scène permet de rassembler une communauté autour de ces questions politiques dans le cadre d’une expérience sensible. C’est une réponse à la vulgarité médiatique qui se targue de penser alors qu’elle ne fait qu’asséner. C’est une contribution à l’émergence d’une pensée issue du corps et de l’expérience plutôt que de la lecture et de la connaissance.
Avant d’être un spectacle, «Tout va bien se passer» est un récit auto-biographique de l’auteure Maïa Brami publié aux éditions La feuille à thé. Elle y raconte comment la machine hôpital traite et maltraite les femmes FIV (fécondation in vitro).Tout y est normalisé, procéduralisé, protocolisé, y compris les phrases toutes-faites pour rassurer.
Ne vous inquiétez pas, tout va bien se passer
Rien qui sente l’humanité, rien que l’éther à plein nez, pour anesthésier.
Rien ne doit déborder, déranger, enrayer la machine. Il faut se taire, comprendre et sourire quoi qu’il arrive. Et s’excuser.
A ce titre j’ai encore dans l’oreille la voix agacée d’une chirurgienne, la semaine dernière :
-Mais enfin madame vous êtes venue pour un cours de médecine ou pour une consultation ? Et puis « j’ai mal » ça ne veut rien dire, je ne peux rien faire avec ça, c’est une spécialité la douleur en médecine vous savez !.
-«Pardon de poser des questions, pardon d’avoir mal, pardon d’être vivante et parlante devant vous qui n’aimez que la chair inerte et muette.
Tout va bien se Passer ausculte 48H de la vie d’une femme qui a failli perdre sa vie pour la donner.
Une femme meurtrie par un éminent professeur spécialiste en FIV.
Lui, perché sur son piédestal de chirurgien apprenti-sorcier, ne peut ni imaginer, ni reconnaître sa négligence et son erreur.
Que reste t-il de soi, les jambes écartées dans les étriers sous la lumière crue? Que reste t-il d’une femme ?
Qu’elles aient ou non subi une FIV, toutes les femmes consentent à cette position dégradante qu’aucune nécessité médicale ne commande (dans les pays anglos-saxon la position sur le côté est de rigueur).
-J’ai eu mal mais je n’ai rien dit
Qu’on soit un homme ou une femme, chacun a vécu cela : souffrir de gestes médicaux et se taire pour « ne pas déranger ». D’ailleurs, c’est pour notre bien.
– Allons ça n’est rien, vous êtes douillet-ette-, n’en rajoutez pas, vous êtes stressé-e-, si vous vous crispez çe sera pire ! » et caetera,et caetera. Alors on se tait, on se soumet.
Ce témoignage à la première personne se déploie dans un spectacle poignant, tout en pudeur et en délicatesse.
Le corps en mouvement de la comédienne, la mise en scène et la musique, viennent en contre-point de la dimensions concrète, quasi documentaire du texte. Ils ouvrent une dimension poétique qui met le spectateur dans un mouvement de lecture active du spectacle qui s’offre à lui. La mise en scène oscille entre un certain réalisme et des moments dansés plus distanciés qui provoquent des ruptures, de codes et un délicieux déséquilibre pour le spectateur. La comédienne, bouleversante de sincérité nous invite dans une intimité qu’on croit être la sienne.
Dès le début du spectacle le musicien entre dans la fiction du récit, il articule les premiers mots avec la comédienne puis entre dans l’espace de jeu et vient poser sa main d’homme bienveillant sur l’épaule du personnage, comme pour lui donner du courage. Sa musique est une présence à la fois discrète et forte. Répétitions de cycles rythmiques à la basse, son saturé, métallique, mélodie fredonnée. La musique excite l’imaginaire sensoriel et provoque des réminiscences qui s’imbriquent dans la fiction, elle aurait pu prendre la parole en solo par moments, pour dire à sa manière ce qui est au-delà des mots.
En fond de scène, une douche ouverte et offerte comme un ventre qui attend évoque tour à tour le couloir d’hôpital, l’appartement ou la salle d’opération. Elle est le vivarium dans lequel le personnage se débat, exulte, souffre et chante la vie.
Pourquoi porter à la scène un texte comme celui-ci, pourquoi raconter « encore » une de ces histoires de femmes maltraitées ?
Parce qu’au-delà de l’histoire particulière de cette femme, c’est des processus psychologiques qui nous poussent à nous soumettre dont il s’agit, et aussi de la manière dont une certaine organisation agit sur les hommes et les femmes pour les priver de leur empathie.
Faire œuvre avec un sujet comme celui-ci était une gageure que l’équipe a relevé avec grâce et profondeur. Car malgré le froid qui nous gagne à l’écoute de cette terrible histoire, il y a quelque chose de léger et de chaleureux dans ce spectacle. Il témoigne en effet de la force de vie et de la capacité de résilience qui nous habitent et nous redressent.