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Les vertiges de la pyramide

Avignon !?
Conteuse depuis 1995, je m’interroge au fil de mes créations mais aussi de discussions, de rencontres et d’expériences, sur l’histoire et les évolutions de l’art du conteur. Aujourd’hui de plus en plus de conteurs présentent leurs spectacles à Avignon, je me suis donc penchée sur la question.

Rien de nouveau sous le soleil du festival d’Avignon! Il continue d’être une immense foire aux bestiaux, un miroir aux alouettes pour des centaines de petites compagnies qui viennent s’y brûler les ailes. Mais trêve de pathos et de lyrisme, reprenons l’analyse, déjà ancienne mais toujours effective.
Chaque année des compagnies, dépensent des millions d’euros pour « se payer Avignon » ; c’est à dire payer des attachés de presse, des chargés de diffusion, des loueurs de salles, un plan com, un logement, la nourriture, les déplacements etc; cela représente un coût moyen de 25 000€ par compagnie (si les artistes sont payés pour jouer, ce qui n’est pas forcément le cas, même si c’est hors la loi). Certaines le font grâce à l’argent public, d’autres à fond propres, ou encore grâce à des emprunts personnels contractés par les artistes eux-mêmes (!). Pour amortir cet investissement il faudrait à chaque compagnie environ 20 dates vendues. Or cet objectif est, pour nombre d’entre elles, hors de portée, car à Avignon l’offre est saturée et les dés pipés. Une économie florissante repose cependant sur l’espoir de milliers d’artistes de percer ou de décrocher une tournée. C’est une sorte de loterie à taille humaine dans laquelle le slogan «100% des gagnants ont tenté leur chance » prend tout son sens. Chaque année quelques compagnies et artistes inconnus « font le buzz » auprès du public et des programmateurs. Grâce à cela, le petit peuple des intermédiaires (chargés de diffusions, attachés de presses, diffuseurs, tourneurs, programmateurs, producteurs) fourmille aux terrasses des cafés. Les commerçants, les bailleurs de logement et de salles et l’ensemble du secteur touristique profitent également largement d’un événement qui coûte majoritairement plus aux compagnies qu’il ne leur rapporte. Le fait n’est pas nouveau il s’aggrave simplement au fil du temps.
Aujourd’hui encore pour « percer » à Avignon, comme ailleurs, la qualité d’un spectacle ne représente qu’une petite partie de la donne. Le choix du théâtre, la pertinence de l’affiche, le degré de notoriété de l’auteur et des artistes, le plan com, la compétence des chargés de diffusion et des relations presse, sont des éléments déterminants qui reposent uniquement sur les moyens d’une compagnie. Ca n’est donc ni plus ni moins qu’une sélection par l’argent qui s’opère.
Avignon est en effet le plus grand marché du théâtre, c’est même un hyper-marché à l’image pyramidale de notre société libérale.

La pyramide et son vertige
Dans le milieu du spectacle vivant, comme partout, plus on est en haut de cette pyramide, plus il y a d’argent et moins il y a de monde -artistes et public confondus-. C’est le monde des CDN, scènes nationales et compagnies conventionnées. Celui des artistes sortis des grandes écoles nationales, du prestige et de l’argent. C’est aussi un monde majoritairement masculin et blanc.
Plus on est en bas, moins il y a d’argent mais plus il y a de monde -artistes et publics confondus-. C’est le monde du socioculturel, des MJC, des centres culturels, des festivals associatifs et des compagnies pas ou peu subventionnées. C’est le monde des artistes de terrain autodidactes ou sortis d’écoles privées, un monde de précarité et d’incertitudes. C’est un monde de brassage culturel avec des hommes et des femmes, mais encore selon une répartition encore bien inégalitaire.
Ces deux mondes ne se côtoient guère, ils s’ignorent ou se méprisent la plupart du temps. Mais à Avignon ce clivage saute aux yeux, les spectateurs du IN s’arrachent des places à 35 € minimum, alors que les compagnies du off s’arrachent les spectateurs jusqu’à leur offrir des places.
Et comme ça fait des années que ça dure, on s’y est habitué, on trouve ça normal. On slalome entre les tracts et les « tractrices » (la distribution des tracts est majoritairement confiée à des femmes …). Nos yeux font une orgie d’affiches, nos poches une boulimie de flyers et nos oreilles un festin de baratin. En fin de journée, exsangue à la terrasse d’un café, saoûlé mais pas grisé, on se dit que le problème est qu’il y a trop de compagnies, trop d’artistes. Mais il faut se méfier des conclusions hâtives. Quand des centaines de papillons de nuit tournoient autour d’un réverbère alors que tout l’espace s’offre à eux, concluons-nous que le problème est qu’ils sont trop nombreux ?

Et le conte dans tout ça ?
Le conte en tant que discipline artistique fait aujourd’hui partie du spectacle vivant, et de plus en plus des conteurs et des conteuses se lancent à Avignon. Certains s’écrasent, d’autres « sauvent les meubles », tandis que quelques-uns surnagent au point d’arriver parfois, au sommet de la fameuse pyramide. Qui sont-ils et comment s’y prennent-ils ?
Il faut tout d’abord remarquer que ce sont en très grande majorité des hommes -4 sur 5 observés-.
Ils sont structurés en compagnie et sont accompagnés par des diffuseurs, des administrateurs et des attachés de presse. Ils s’entourent également pour leurs créations d’une équipe artistique et technique : metteurs en scène, chorégraphes, chanteurs, régisseurs etc. Les spectacles ont à la fois des soutiens institutionnels – DRAC, région, ville etc- et des co-producteurs -centres culturels et théâtres. Ils ont donc parfaitement intégrés et relevé les règles du spectacle vivant et tournent majoritairement, voire exclusivement, dans ce réseau. Mais qu’en est-il du contenu ?

Le conteur héros de son récit
La tendance est au conteur-auteur, héros de son spectacle et de son histoire.
Ce qui domine c’est un style littéraire essentiellement descriptif ou explicatif, avec assez peu d’images ou de métaphores. Un style très accessible, quasi quotidien, et la parole alerte.
La connivence avec le public relève davantage des codes du one-man-show que de l’art du conteur. Les adresses aux spectateurs sont en effet écrites et prévues dans l’intention de briser le 4ème mur et de rythmer le spectacle, voire de faire rire. C’est très différent du conteur qui s’adresse en permanence aux gens et qui les invite à participer de manière aléatoire et improvisée.
Les sujets des récits relèvent de la chronique sociale ou du documentaire. Il s’agit souvent d’enquêtes ou de témoignages directs, voire d’ introspections. La dimension onirique ou symbolique est quasiment absente ainsi que les références aux récits traditionnels.
La construction repose sur une alternance entre des moments de narration d’un récit principal, suivis de réflexions ou commentaires du conteur sur l’action.
De nombreuses actions sont dialoguées et jouées sous forme de saynètes. Le traitement des personnages est à la fois efficace et précis, aussi bien sur le plan du texte que de l’interprétation. Mais il a aussi quelque chose de caricatural qui frise parfois le mépris. Tout cela crée un rythme soutenu et donne une impression de complexité qui stimule le spectateur.
Le récit focalise cependant sur le conteur en tant que héros de son histoire et de son spectacle, au détriment d’une dimension plus vaste et plus ouverte. En quoi l’histoire personnelle de l’auteur-conteur nous éclaire-t-elle sur le monde et sur nous-même ? Ses réflexions et connaissances autour d’un sujet peuvent-elles constituer un propos suffisamment fort ?
Ces spectacles sont brillants et suscitent une admiration assez légitime, mais être brillant peut-il suffire, est-ce même nécessaire ?

Admirer et partager
L’art du conteur fait partie des traditions populaires au même titre que la danse, le chant ou la musique. C’est à dire qu’il s’est initialement transmis par une imprégnation régulière, non par un apprentissage volontaire. Il s’exprimait dans la vie quotidienne et une de ses fonctions était de relier les gens autour d’une pratique commune dans une logique de partage.
Il a depuis peu quitté le cercle privé, pour entrer dans une relation publique frontale et marchande.
Ce ne sont plus des gens qui se rassemblent autour d’un bien commun dans un processus de partage (histoires, chansons, danses, musiques), mais un public qui paye pour admirer les performances d’artistes, dans une logique d’admiration. Dans le premier cas, c’est le propos qui est central et dans l’autre c’est le savoir-faire. Ce passage du partage à l’admiration a pour effets de séparer au lieu de relier, et de distraire au lieu d’inviter à penser.
Arrivé à ce point de la réflexion, on pourrait facilement glisser vers le regret du monde passé et la nostalgie du «bon vieux temps». On pourrait être tenté d’enfermer les arts de la parole et du récit dans une vision figée. Je trouve cependant bien plus stimulant de se demander comment l’art du conteur peut s’ouvrir à la dimension scénique et aux règles du spectacle vivant, tout en restant dans un processus de partage. C’était déjà le sens de mon article sur le nouveau conte et c’est le sens de ma recherche artistique. A ce titre j’ai relevé que la taille de la salle et la disposition du public, la mesure des divers effets spectaculaires, la qualité de l’adresse, un prix d’entrée accessible, le propos et enfin la modestie des artistes étaient des éléments déterminants. Mais la modestie et la sobriété ne sont pas dans l’air du temps. Et je crains que le nouveau conte se réduise pour un temps aux formes plateaux spectaculaires et aux récits de vie et biographies. Et, selon les bons vieux schémas, quelques-uns vont dominer, c’est à dire capter l’argent, occuper le territoire et monopoliser la parole. Ca n’est pas leur intention, c’est la politique culturelle voulue par l’Etat qui produit cela. Une politique qui propose une reconnaissance par l’argent et produit des dispositifs d’accompagnement et d’évaluation, des cahiers des charges, des lois cadres et des orientations auxquels il faut se conformer pour gravir un à un les échelons de la pyramide. Le respect mutuel et la complémentarité font place à la concurrence, et la diversité joyeuse disparaît. Rien de nouveau sous le soleil me direz-vous ? Sauf pour les conteurs et les conteuses qui ne sont entrés dans le champ du spectacle vivant que depuis 20 ans.

Tendances
Qu’on soit une compagnie de danse, de théâtre, de mime, de marionnette ou de conte, quand on n’a pas pu se payer Avignon, ou qu’on n’y a pas rencontré le succès espéré, on se met à traquer les appels à projets. On passe des heures à faire rentrer notre projet artistique dans les cases du document administratif, parce que c’est devenu le moyen de notre survie, mais on sent bien que quelque chose ne va pas.
Un nombre croissant de subventions accordées aux compagnies tournent en effet autour du médico-social : éducation, santé, intégration, égalité hommes-femmes, illettrisme, insertion professionnelle, etc. Ces causes, plus justes et légitimes les unes que les autres, relèvent-elles de notre compétence ? N’est-ce-pas une nouvelle façon de justifier la dépense d’argent public pour l’art, en espérant une sorte de retour sur investissement en lien ou paix sociale ? Le rôle de l’artiste n’est-il pas de dénoncer le malaise social plutôt que de l’apaiser? Pouvons-nous, dans ces contextes, assumer une fonction subversive voire insurrectionnelle? Si, parallèlement, les moyens de la création s’amenuisent au point que nous passons le plus clair de notre temps en ateliers socio-culturel, ne risquons-nous pas d’être transformés en travailleurs sociaux malgré nous? Ces appels à projets dépassent, par leurs objectifs, le cadre des ateliers d’actions culturelles et des formations que nous avons l’habitude de mener. Ils nous accaparent et interrogent notre fonction sociale.

Utopie
Alors, puisque le Syndicat National des Arts Vivants (SYNAVI) a eu la bonne idée d’ouvrir la porte du rêve lors d’une réunion sur la diffusion, voici le mien :
Que, demain, tous les hommes et les femmes employés au service du spectacle vivant, par les administrations et le ministère envoient leur lettre de démission.
Que cette lettre explique qu’ils en ont assez de distribuer des subventions comme on distribue des récompenses et d’inventer des dispositifs et des appels à projets qui contraignent plus qu’ils ne permettent. Qu’ils vivent mal le fait que la survie des artistes dépend leur décision. Qu’ils n’en peuvent plus de dire « non on ne peut pas, ça ne rentre pas dans les cases du dispositif prévu, dans le cahier des charges ou dans le budget ». Car ils ont compris que le problème n’est pas de correspondre ou pas aux critères du ministère, mais plutôt la nature et les enjeux de pouvoir de ces critères. Qu’ils se demandent ce qui légitime le fait que les artistes soient toujours les premiers et souvent les seuls impactés par des réductions de budget pour l’art et la culture.
Qu’ils proposent que leurs salaires et toutes les subventions confondues soient équitablement repartis à des coopératives artistiques auto-gérées.
Et qu’ensemble nous réinventions les moyens du partage des œuvres.
Pour que cesse la reconnaissance par l’argent et le prestige qu’il confère. Et pour qu’enfin la pyramide s’effondre sous le poids de sa propre absurdité et des ignominies qu’elle engendre.
Pour terminer je rêve qu’on mette un terme aussi à l’hypocrisie qui oblige les milliers d’artistes fondateurs et directeurs de leur compagnie, à se cacher du Pôle Emploi. L’ensemble de nos partenaires (producteurs-diffuseurs-tutelles) exigent que nous ayons une structure pour être des interlocuteurs légitimes. Ce sont les conditions même de notre emploi. Nous créons donc des associations 1901 qui portent nos projet et nous salarient en tant qu’intermittents, puis nous vivons avec l’épée de Damoclès du contrôle Pôle Emploi au-dessus de nos têtes.
On apprend alors à sourire quand nous dit : « non pas de programmation, pas de subvention, zéro »
A danser sur un pied tout en remplissant un appel à projet.
A appeler les pros en faisant des essais micro (ça au moins c’est rigolo) et à rédiger des contrats en s’échauffant la voix.
On se demande à quoi tient le succès en faisant des budgets.
On fait des claquettes en collant des affichettes.
Et enfin on court à une réunion du SYNAVI en se disant qu’on ne devrait pas car on n’est pas sensé, en tant que salarié, s’intéresser aux questions d’employeurs, mais notre employeur … c’est nous ! Vous avez la nausée, le vertige ? C’est normal, nous aussi.
Quand un système produit trop d’aberrations et d’incohérences, voire de souffrances c’est qu’il faut le transformer.
Alors on s’y met ?