Bruno de La Salle, pouvait-il imaginer, lorsqu’il a commencé à raconter ses rêves, puis des histoires
et des contes, devant quelques amis, dans certains cabarets de la rive gauche, ou sur le pont des Arts, l’écho que cela allait avoir en France et bien au-delà ?
Comment penser alors que des centaines d’hommes et de femmes s’engageraient, chacun à leur façon, pour que les histoires, les contes et les légendes soient à nouveau entendus ? Comment soupçonner que cette parole, à ce moment, à cet endroit, emmènerait tout un mouvement aujourd’hui appelé « Le Renouveau du conte » ?
C’était inimaginable, impensable, et impensé, pourtant cela a eu lieu. Être conteur est aujourd’hui devenu un métier. Le Ministère de la Culture range
« le conte » aux côtés des autres arts du spectacle et l’UNESCO a reconnu la notion de « patrimoine immatériel de l’humanité », au titre duquel les contes, légendes et mythes oraux figurent.
Ce qui nous semble si évident à l’heure actuelle ne l’était pas il y a 40 ans et, nous, conteurs et conteuses d’aujourd’hui, sommes redevables au pionnier que fut Bruno de La Salle. Son départ de la direction du CLiO nous rappelle qu’il nous appartient de prendre le relais au niveau politique pour que notre parole continue d’être soutenue et entendue. Nous avons parfois critiqué le CLiO mais s’il venait à disparaître après le départ de son fondateur, de quoi serionsnous capables pour « les arts du conteur et de l’oralité » ? De quelles initiatives impensables seronsnous les pionniers ? De quelles visions singulières, de quels projets au service du bien commun ? Saurons-nous dépasser la simple gestion de nos fragiles carrières pour imaginer des espaces et projets de partage et de transmission ?
Car ce qui me touche particulièrement dans le parcours de Bruno de La Salle, c’est qu’au-delà de sa propre carrière, il a d’emblée voulu rassembler et a créé des projets collectifs. Il a proposé une vision particulière d’une oralité reliée à un travail précis d’écriture qui s’exprime en tous lieux, y compris sur une scène. Une vision ouverte et généreuse, si on en juge par la diversité des artistes accueillis au CLiO au fil des années. Mais sa plus belle idée est, pour moi, celle de l’atelier Farenheit 451 et son attachement aux épopées et récits fondateurs. Rassembler des artistes et leur proposer de devenir la mémoire vivante et contemporaine de Nils Holgersson, Alice au pays des merveilles, Peter Pan, Déméter, Persée, Hermès, Éric le Rouge, Kim Van Kiou, Ilia Mouromietz, Djèki la Nyambe, Ulysse, Vishnu … est une idée magnifique, inutile et nécessaire, longtemps soutenue par les pouvoirs publics. Le retrait progressif des soutiens publics au CLiO semble aujourd’hui renier le travail accompli et l’œuvre réalisée. Le CLiO ne répond plus au cahier des charges des nouvelles politiques culturelles et, si sa gestion n’a pas toujours été irréprochable, son rôle dans la structuration de la discipline et la formation des artistes est indéniable. Souhaitons que les responsables culturels s’en souviennent et qu’ils soient aux côtés de la nouvelle équipe du CLiO pour l’accompagner dans sa nécessaire transformation. Bruno de La Salle quitte la direction du CLiO, mais il continue à diriger les ateliers Farenheit, à créer et à raconter, car on ne met pas un artiste de cette stature à la retraite.
Bruno de La Salle n’est pas un homme ordinaire. Il a pu dérouter certains conteurs, mais il en a mis en route bien davantage. Il est à l’image de son héros favori : rusé, insaisissable, libre, capricieux, rugueux et toujours en chemin. Je veux saluer ici son œuvre artistique, audacieuse, exigeante et engagée, et aussi son œuvre de transmission qui permet, aujourd’hui encore, à tant de conteurs amateurs et professionnels de se rencontrer, de se former, d’entreprendre, de se chercher, de réfléchir, de s’enrichir, de créer et d’oser. C’est son talent, son habileté politique, sa générosité et sa ténacité qui le permettent, qu’il en soit ici remercié.
Nous sommes donc face à un défi, car nos pairs nous laissent peu à peu une place tant convoitée. Qu’en ferons-nous ? Que saurons-nous inventer pour faire face au retrait des financements publics et à la marchandisation croissante ? Allons-nous nous soumettre à la loi du marché et formater nos propositions artistiques en fonction des « appels à projets », « thèmes d’actualité », ou de leur « utilité sociale » ? Ou bien saurons-nous, comme Bruno de La Salle l’a fait en son temps, affirmer nos visions et convaincre ? Quelle sera notre déontologie commune ? Nous ne sommes pas des fondateurs, nous sommes des héritiers et il nous appartient aujourd’hui d’honorer le travail accompli par le passé en nous engageant avec ambition pour les arts du conteur et de l’oralité.