L’imaginaire est un organe vital, on ne le sait pas assez. Il a besoin comme les autres organes, d’être nourri pour nous maintenir en vie.
L’imaginaire est un organe vital.
On ne peut pas vivre sans imaginer, c’est une activité réflexe du corps au même titre que respirer ou battre des paupières, on n’y pense pas, ça se fait. On passe le plus clair de notre « temps de cerveau disponible » à imaginer. On rêvasse et on invente des scénarios à tous propos. On se souvient, on réinvente le passé et on anticipe l’avenir, on le prévoit, on l’organise avant de se diriger vers lui. Toute pensée et toute action s’étaye sur notre capacité d’imagination, c’est une fonction du corps.
Nous savons (on nous le rabâche assez) qu’en mangeant trop gras, trop sucré et trop de produits transformés, nous perdons l’équilibre et la santé. Quelles nourritures donnons-nous à nos imaginaires ? Quelles genre de fictions sont mises à disposition sur le marché pour le nourrir ?
La tendance est au vécu ; on veut de l’intime, du personnel, du réel, de la biographie, du biopic, du docu. Les histoires intimes sont universelles, place à la parole individuelle ! Pourquoi pas, j’aime écouter par exemple les Pieds sur Terre (France Inter) ou Transfert (Slate). J’y découvre des expériences déroutantes, passionnantes et stimulantes. Je tricote ces histoires avec la mienne, car même lointaines, elles disent quelque chose de moi et me donnent matière à penser. Ces récits-aliments une fois digérés me constituent et me modifient. Ils ont des effets sur moi, sur ma pensée, ma manière d’agir et d’être au monde. Ce processus invisible, intime et silencieux n’échappe ni aux GAFAM ni aux publicitaires, ni aux influenceurs, ni aux états. Prendre le contrôle du petit cinéma intérieur qui met les hommes et les femmes en mouvement, les fait cliquer, liker, acheter et voter, les intéresse beaucoup. Ils produisent donc des fictions efficaces, attractives voire addictives dans le but non dissimulé d’augmenter leurs profits, leur puissance et leur jouissance.
Comme la junk food a inondé les supermarchés dans les années 80, nous sommes aujourd’hui envahis de vidéos nombrilistes sans aucun apport nutritif et de productions dystopiques, dont les adolescents et adulescents sont particulièrement friands.
Nous sommes gavés d’actualités, de faits divers, d’informations et d’images vides, de chroniques autocentrées, de storytellings politiques et de récits de la vie des autres. Nous dévorons avec avidités des fictions dystopiques qui semblent vouloir nous soumettre à l’inéluctabilité du pire. Peu à peu, nos imaginaires se carencent et notre capacité d’inventer se sclérose.
J’avale, le nez collé à la vitre, j’avale et j’en redemande, c’est l’effet junk fiction.
C’est l’ultime et provisoire victoire du matérialisme et du rationalisme chers au capitalisme. Au programme : prendre le contrôle de l’imaginaire pour verrouiller l’espace mental, stériliser la capacité critique, influencer voire manipuler. Dans les années 80 en plein boom de la junk food, (il faudra un jour compter le nombre de morts), les premiers producteurs bio sont apparus. Je me souviens du mépris banal pour ces « post-soixante-huitard », des ricanements et des airs supérieurs jetés à la face à ces « attardés » incapables de s’adapter à la modernité, figés dans un passé et des traditions dépassés. Depuis le mépris s’est renversé : il faut manger bio, sain, être végan (ou à minima végétarien), aller au marché et cuisiner. Le néo-libéralisme a pris notre santé en main.
Mais en matière d’imaginaire, on est en plein boom de la junk fiction. On fait pousser des fictions dans le béton, on ajoute du gras, du sel et du sucre – du réel, du vrai et de l’émotionnel – au mépris des conséquences pour la santé. Au pilon les contes, les légendes, les épopées à moins d’être revus et corrigés, adaptés et modernisés, et de rejoindre le rang des produits transformés ! On en fait de beeeellles histoires niaises et lénifiantes. Ces récits de tradition orale à haute valeur nutritive ont été réduits à un rôle éducatif et relégués à une vision de l’enfance qui fait insulte à l’intelligence, à la sensibilité et à la curiosité des enfants ; Charles Perrault ouvrit le bal, Bruno Bettelheim (malgré l’intérêt de son travail) et Walt Disney lui emboitèrent le pas, et depuis tout le monde danse. Aujourd’hui nouvelle étape : les contes et leurs lointains royaumes, leurs princes et princesses, sont accusés d’êtres ringards, sexistes, obscurantistes et délétères, on veut les faire taire. Et si ce « lointain royaume » qui hérisse tant les modernes était celui de l’archaïque en chacun de nous ? Si ce royaume nous dérangeait, engoncés que nous sommes dans une lecture sociale ou psychanalytique étriquée ?
Au royaume de l’archaïque le passé, le présent et l’avenir se confondent, les règnes animal, végétal, humain, minéral, se mélangent. Rien n’est ce que l’on croit, ni ce que l’on voit, l’image est toujours en abîme ; sensorielle, intellectuelle, corporelle, et plurielle. Les limites entre dedans et dehors, masculin et féminin, entre le bien et le mal, le jeune et le vieux, entre le drôle et le cruel s’effacent à l’entrée de ce labyrinthe océanique.
L’archaïque c’est le vivant, l’élan vital, avant l’éducation, avant la norme et la morale, c’est brut, primaire et brutal. C’est puissant, premier, indécent, ça veut sans raisons, ni questions. C’est pas civilisé, pas policé, pas normé, c’est de la pulsion. Ça échappe, ça déborde, ça envahit. Alors on le censure, on le cache, on l’interdit, on le refoule.
Mais plus on le nie, plus on l’oppresse, plus il grandit, se renforce et revient avec violence pour manifester ses droits. Les contes merveilleux sont un de leurs rares espaces, ils lui donnent une place dans la cité, et on les cloue au piloris de la bien-pensance. Y’aurait pas un malaise dans notre civilisation ?
J’ai lu qu’une enseignante a retiré l’album des Trois Petits Cochons de sa bibliothèque parce qu’il y avait des musulmans dans sa classe. D’autres voudraient interdire tous les contes où l’on prononce le nom de Dieu, parce que c’est pas laïc, et on polémique sur La Belle au bois Dormant parce que le prince embrasse la princesse sans lui demander la permission.
Et le conte Irlandais où le personnage s’enivre, se fracasse la tête dans une barque et se réveille dans le corps d’une femme, sera t-il interdit par les AA ? Celui des Mille et une nuits où une chienne est battue tous les soirs va-t-il mobiliser les membres de la SPA ? Le conte de la jeune fille aux mains coupées sera-t-il censuré par SOS femmes battues ?! Et Jean de l’Ours : Une femme se perd dans la forêt, un ours l’accueillie, la recueillie, la nourrie, et la féconde, de cette union nait un être d’une force et d’une taille surhumaine. Sera-t-il condamné pour incitation à la zoophilie ?
Perséphone enlevée par son oncle Hadès, les nymphes prises de forces par Zeus sont-ils le simple reflet d’un monde où les hommes disposaient du corps des femmes sans retenue ou une apologie du viol ? Pouvons-nous traiter ces récits comme s’il s’agissait de série TV ou de roman ? Serions-nous collectivement atteints de cécité symbolique ?
Dans les contes merveilleux, les personnages féminins ET masculins sont : abandonnés, enlevés, séquestrés, affamés, dévorés, éviscérés, démembrés, mutilés, empoisonnés, manipulés, trompés, méprisés, torturés, désavoués et puis malgré tout, ça se résout à la fin… Ce n’est pas un « happy end » hollywoodien, c’est une résolution au sens musical. Ça demande un effort aux adultes de comprendre que c’est pas pour de vrai, qu’il n’y a dans ces histoires ni morale, ni psychologie, ni modèle social, ni bons sentiments, ni intentions pédagogiques. Ça demande un effort à l’être humain contemporain d’accepter d’être fécondé par l’informe, l’infâme, l’indécent, l’insaisissable, l’irreprésentable, l’en-deça du langage ; l’archaïque. C’est une des raisons pour lesquelles ils furent relégués à l’enfance et méprisés.
À l’abri de la lumière crue des projecteurs de l’actualité, les contes merveilleux offrent par leur inactualité une nourriture essentielle à nos imaginaires. Ils échappent à toute analyse, interprétation et compréhension univoque, totalisante et universelle. Ils sont le contraire de l’explicite, du fast-food, du prêt-à-penser, à normer et à rêver d’une époque. Ils ne veulent rien dire, ils ne sont ni utiles, ni efficaces, ils sont nécessaires car tissés des mêmes fils que les rêves. Ils contiennent des énigmes intimes et collectives sans réponses.
Mais ils sont comme les pommes bios sur les étals des supermarchés ; terreuses, pas lisses, pas calibrés, pas attirantes. Ils font pâle-figure à côté des fruits ronds et luisants de l’industrie médiatico-culturelle, ils sont pourtant savoureux et nourriciers, pas de risque de s’empoisonner.
Je fais un pas de côté, je traverse le miroir des apparences, je fais silence. Je décolle le nez de la vitre, j’éteins mon écran, j’allume ma curiosité et je prends le temps.
Je tends l’oreille pour entendre des contes de la bouche d’un autre être humain qui ne remplit pas sa narration d’adjectifs qualificatifs porteurs de jugement ou qui ne lit pas un texte au style emprunté et ridicule sur un ton mielleux :
- Quelle ne fut pas la surprise de la gentille petite princesse de découvrir un adorable petit oiseau sur le tendre gazon. Elle le saisit promptement et le rapporta au palais en chantonnant. Son père le roi fut furieux quand il l’apprit, il la gourmanda sévèrement.
Pour entendre des paroles de conteurs et de conteuses qui honorent la littérature orale, allez sur le site des éditions Ouî Dire. Ce n’est pas un site gratuit car c’est du temps et du travail. Peu de gens ne vivent que de la joie de faire ce qu’ils aiment. Au nom de quoi ce qui est immatériel pourrait-il circuler gratuitement alors que le moindre bien matériel fait systématiquement l’objet d’un échange monétaire ? Juste parce que l’outil internet rend la chose possible ?
Revenir aux veillées traditionnelles ou se nourrir exclusivement de littératures orales anciennes est hors de propos. Nous pourrions néanmoins tenter de préserver la biodiversité des littératures, ouvrir nos regards d’adultes sur la dimension symbolique et nourricière des contes, et nous interroger sur les conséquences de ce que nous faisons avaler à nos imaginaires à longueur de journées.
Karine Mazel
(Photos libres de droits issues de Pixabay)
Une partie de cet article est issue de la conférence-contée Tu Parles, Charles ! co-produite par la Cie Les Mots Tissés et La Maison des Contes en Est /Cie La Lueur des Contes. Il verra le jour dès que les conditions sanitaires le permettront.
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