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Des images et des mots

L’association Mantoise « Les 400 coups » travaille dans un esprit d’éducation populaire, à soutenir, dans les boucles de la Seine (78) la diffusion, la résidence et la création du théâtre jeune public. Elle met en réseau des salles et favorise la mutualisation, le partage d’expérience et le conseil entre ses membres (20 communes et 32 lieux). Son président Bruno Couvreur fut l’initiateur d’un concept qui a fait des émules : « J’emmène mes parents au théâtre ». Invitée à y présenter mon travail de conteuse, celui de ma compagnie Les Mots Tissés et à parler de l’importance de l’oralité pour les « enfants écrans » d’aujourd’hui, j’avais quinze minutes et mille choses à dire, j’ai donc écrit pour contenir le flot de mes pensées, en voici l’écho :

Ma pomme

Après des études théâtrales à l’université, j’ai fondé la Cie Les Mots Tissés en 1995 et décidé de la consacrer aux contes et à l’art du conteur. De 2006 à 2016, la compagnie a connu un collectif de conteurs et conteuses en collaboration avec une danseuse, une chanteuse, une actrice metteur en scène, une plasticienne et des musiciens. Ensemble nous avons mis en œuvre de nombreux projets pluridisciplinaires autour et des arts de la parole et du récit.(voir le site http://lesmotstisses.org/projets-contes-conferences/)

J’ai reçu des contes traditionnels dans l’enfance, par les lectures du soir de mon père. Leurs images, les personnages et les paysages se sont déposés dans ma mémoire comme le souvenir de moments vécus au cours de voyages avec des amis. Ils ont été un des fils de cette trame invisible qu’on appelle la culture ; vivre sous le même toit, dans les mêmes paysages, sous le même climat, partager les mêmes nourritures matérielles et immatérielles, constitue un réel et un imaginaire commun qui fonde les communautés humaines. Ce sont les fils invisibles qui font tenir ensemble les membres d’une famille et de tout groupe. Les contes ont donc constitué une part de ma culture familiale. Ils ont façonné mon imaginaire, mon rapport au réel et stimulé ma curiosité. Elle est depuis insatiable, c’est pourquoi à plus de 40 ans j’ai repris des études en psychopathologie clinique d’orientation psychanalytique. Je partage aujourd’hui mon temps entre la direction artistique des Mots Tissés, mes recherches et spectacles et un travail en tant que psychologue dans un Centre Médico-Psychologique pour enfants et adolescents, au sein duquel je partage les contes comme des espaces ouverts à parcourir.

Les contes

Par cet acte, je tente modestement mais résolument de résister à la confiscation de nos imaginaires par les GAFAM. Je partage de l’ouvert et de l’utopie pour contrer l’invasion dystopique et la sidération de la pensée qui l’accompagne. Les contes populaires, en nous faisant faire un pas de côté par rapport au réel, éveillent notre curiosité et stimulent notre intelligence, car l’un de va pas sans l’autre.
Cette affirmation contrarie le discours clivant qui affirme qu’il y aurait d’un côté, l’intelligence, LA pensée scientifique rationnelle, efficace, logique et objective (détenue par les élites et les experts) et de l’autre les croyances, l’imagination, l’intuition et l’émotion subjective et sujette à caution (dévolue au peuple et à fortiori aux artistes et aux femmes). Or, n’en déplaise aux dominants, tout être humain qui prend la parole est nécessairement influencé par son imaginaire, ses croyances, sa sensibilité, son histoire individuelle, ses intérêts et ceux du groupe auquel il appartient. Toute parole, tout discours, qu’il soit médiatique, scientifique, politique, poétique ou philosophique etc est situé, donc subjectif. La neutralité n’existe pas, la séparation entre l’imaginaire et la pensée, entre l’objectivité et la subjectivité ou encore entre le corps et l’esprit sont des aberrations anthropologiques et psychologiques. La capacité à penser s’étaye sur la capacité à imaginer, et l’émotion qui est psycho-corporelle, en est à la fois la source et le moteur. Il n’y a entre elles ni opposition, ni hiérarchie, voici comment elles se développent conjointement et travaillent ensemble dès la naissance.

Prendre corps

Nous venons tous et toutes d’un monde sans manque ni douleurs, un monde tiède et sans pesanteur. Nous venons d’un ventre comblant et protecteur.
Et un jour il faut venir au monde, il faut prendre corps .
Arraché à la béatitude nous sentons pour la première fois le poids de notre corps, l’air saccage nos poumons, le froid nous enserre, la lumière déchire nos paupières, le bruit perfore nos oreilles et dans nos entrailles, la faim répand son venin.
À la naissance nous sommes radicalement manquants et dépendants.
Alors nous hurlons, pour chasser les vipères de la douleur.
Ce n’est pas une décision, le corps tout entier se contracte et hurle, sans intention.
Ce cri est notre première parole, mais il n’est pas adressé. Il n’espère ni n’attend rien, il est une décharge qui soulage, un réflexe pour la survie de l’espèce.

Nous avions ignoré jusque-là que nous avions un corps, à présent faut le devenir.
Or ce corps est incapable de se mouvoir, il est à la merci d’un Autre, notre survie en dépend. Mais si le corps reste sur place, les cris traversent l’espace.
Ils vont jusqu’à cet Autre dont nous dépendons et quand il ou elle arrive enfin la douleur cède, grâce à ses soins. Épuisés, nous nous endormons sur la dune de sable tiède qui nous a rassasiée. Mais au réveil elle a disparu et les vipères sont revenues. Alors le corps crie à nouveau. Et nous constatons alors que l’autre revient. Pas immédiatement mais il revient. À force de répétitions, nous faisons le lien entre nos cris, la venu de cet autre et la satisfaction de nos besoins. Notre première activité d’analyse et de pensée, est donc une réponse à l’adversité. Le cri va peu à peu devenir une parole adressée, une demande à déchiffrer. (quelque chose s’en souvient quand nous allons manifester/crier dans les rues pour obtenir ce qui est hors de notre portée)
Dans le même temps, confrontés au vide, à l’attente anxieuse et à la douleur du corps nous apprenons à imaginer ce qui nous manque. Ce que nous désirons, nous le faisons exister en images pour en supporter l’absence. Nous apprenons à supporter la frustration, la privation et le manque en recourant à l’imagination.
Peu à peu les mots remplacent les cris, ils donnent forme au chaos sensoriel et émotionnel qui nous assiège. Ils sont une traduction abstraite de phénomènes concrets, éprouvés par le corps. Grâce à eux nous pouvons nommer pour nous-même nos besoins et nos envies voire adresser à l’autre une demande précise. Plus nous avons de mots à notre disposition, plus nous pouvons dire notre propre complexité, nos paradoxes, nos incohérences, nos vertiges et nos élans. Sans eux, confronté au vide existentiel, à la souffrance ou à la frustration, l’agir prend le dessus, comme au jour de notre naissance. Mais les mots ne sont pas les choses, ils en sont une représentation qui implique une opération de symbolisation, c’est à dire d’imagination et d’abstraction à la source de toute pensée. Or cette intelligence capable de traduire et transformer une émotion psycho-corporelle dans le langage est aujourd’hui collectivement entravée.

Écran total

Notre espace interne est saturé d’images vides (candy crush, tic toc etc) et nous ne sommes plus jamais confrontés à l’absence radicale de l’autre. La relation à l’être humain et au vivant est en passe d’être remplacée par des machines qui permettent certes des échanges de contenus, mais pas des relations pleines et entières. L’omniprésence des téléphones portables et autres appareils connectés, atrophient précocement nos capacités de parole, d’imagination et de pensée. En ne vivant jamais l’expérience du manque et de l’ennui, notre imaginaire s’appauvrit. La part vivante en nous, libre, imprévisible et sauvage, se rétrécit subrepticement. Élaborer une pensée demande du calme, du vide, du doute et des silences, auditifs et visuels.

Nous savons aujourd’hui que le cerveau a une grande plasticité : plus on répète une tache, plus la zone cérébrale dédiée se développe, plus on devient compétent en la matière. Un enfant livré précocement et massivement aux écrans est donc déterminé dans son développement psycho-affectif. Un enfant dont les parents sont sans cesse accaparés par les écrans n’apprend pas à décrypter les émotions des visages et ne développe pas son sens empathique. S’il ne fait pas suffisamment l’expérience du monde réel, s’il ne tombe pas, ne se cogne pas, n’a pas le plaisir et la joie de l’herbe sous les pieds et du ciel qui gronde, le monde devient une menace, des troubles anxieux et des inhibitions apparaissent. S’il n’apprend pas à se disputer, à négocier, à renoncer et à argumenter, il n’a dans l’adversité d’autres recours que des comportements impulsifs et violents.
L’autre et le monde réel nous imposent sans cesse des limites et des frustrations mais aussi heureusement des satisfactions. Ils sont tour à tour comblants ou au contraire décevants, mais on ne peut les faire disparaître en appuyant sur un bouton. A contrario on peut à tout moment éteindre une machine et la rallumer. C’est une expérience de toute puissance et de répétition à la fois rassurante et aliénante, voire addictive, savamment orchestrée. En effet Il faut pour les rejetons de la culture du narcissisme que nous sommes : s’épanouir et jouir sans limites de soi, de l’autre et du monde.
« L’éducation qui découle de la culture de la satisfaction immédiate témoigne Florence Morel-Fatio pédopsychiatre dans les Yvelines nord depuis vingt ans, favorise des troubles du comportements tels que l’intolérance à la frustration, les difficultés de concentration et les troubles des apprentissages. L’omniprésence des téléphones connectés favorise les comportements évitants, le replis social et aussi l’inhibition de la pensée. Le recours à l’agir ; l’agressivité ou la violence verbale et physique, est également en augmentation constante. Nous recevons également de plus en plus d’enfants de 3/4 ans précocement sur-exposés aux écrans et gravement entravés dans leur développement affectif, cognitif et intellectuel. »
Il y a donc un enjeu de santé publique et même de civilisation à stimuler ou restaurer notre capacité à supporter le vide, l’ennui, la frustration à la source de toute imagination et de toute intelligence.

Idiocracy

Le film Idiocracy (2006 réalisé par Mike Judge, co-écrit par les frères Cohen) donne une idée de ce qui attend une humanité dont la capacité à imaginer s’est atrophiée.

On est en 2500, le QI de l’humanité est tombé à 30 : Il y a un usage généralisé de pictogrammes et de vidéos dans tous les domaines et les livres ont disparu. Les gens sont incapables de traduire une émotion complexe avec des mots, d’adresser une demande fine ou d’élaborer une pensée. Dès qu’ils éprouvent un besoin, une émotion, une pulsion, ils l’agissent. Ils passent leur temps à manger, jouer, consommer, coïter, se battre et à travailler à des tâches répétitives dénuées de sens. Ils sont aussi incapables de second degré et d’empathie. Dans une absence mortifère de toute limite, mais aussi de vocabulaire, d’imagination et de pensée, ils répètent en boucle les slogans politico-publicitaires. Ils sont dans l’incapacité de réfléchir pour trouver une solution à un problème individuel ou collectif. La famine les guette car une multinationale a convaincu les agriculteurs d’arroser les champs avec de la boisson énergétique de sa fabrication. Quand les deux héros/anti-héros proposent d’arroser les cultures avec de l’eau, on leur répond que l’eau « c’est pour les cabinets » et que la boisson contient tous les « électrolytes » nécessaires à la croissance des plantes. Pour faire le lien entre l’arrosage d’un plante et sa croissance, il faut que ce savoir ait été transmis, ou bien il faut en avoir fait l’expérience concrète. En l’absence de l’un et de l’autre, il faut pouvoir observer, analyser, faire des corrélations, tirer des conclusions puis faire des hypothèses, imaginer et tenter des solutions. Ces capacité étant annihilée, les gens s’en remettent au discours médiatico-audio-visuel, jusqu’à ce que mort s’ensuive.

En nous privant de l’expérience concrète du monde, le confinement a renforcé notre dépendance à un savoir transmis par les écrans. Le confinement a pris fin, mais nous ne sommes pas sortis de la caverne de l’enfermement numérique.

Et l’art dans tout ça ?

Tout acte artistique partagé en présence est une expérience complexe à la fois corporelle, sensorielle, intellectuelle, affective et relationnelle. Elle est donc désaliénante, source d’émancipation et subversive dans un monde qui sépare et oppose ces différents aspects de notre humanité.
L’art du conteur, en privilégiant les oreilles aux yeux et les mots aux images, stimule et mobilise massivement les capacités de symbolisation, d’imagination et donc de penser :

1/ Symbolisation : le conteur dit « il était une fois un arbre » et chacun fait apparaître dans son esprit un arbre. Le mot n’est pas la chose mais il permet que chacun en ait une représentation.
2/ Imaginaire : chacun a une image d’arbre différente. Et même si le conteur y ajoute des détails (cèdre bleu du Liban), il y a toujours un vide, un manque dans la parole qui laisse à l’autre sa part d’imaginé personnel.
3/ Pensée : Pendant que l’action se déroule, l’esprit fait un va-et-vient permanent entre la précédente et la suivante, entre les mots prononcés et leur musicalité, pour qu’émerge un sens c’est à dire une direction, une logique de causalité poétique.

L’esprit est dans l’écoute d’un conte, comme la navette d’un tissage, il constitue le récit à partir du sens et du son des mots incarnés dans une parole adressée. En cela, il se rapproche d’avantage du concert que de la représentation théâtrale. L’art du conteur est un art de la relation humaine sans nécessités techniques, il s’exerce en tous lieux, avec toutes sortes de gens, sans discriminations d’âge, de sexe, de classe. Il ne prend jamais l’auditeur en défaut de connaissances et rassemble toutes les générations dans une expérience riche pour chacun.

Nous avons vu qu’en venant au monde nous sommes assaillis de sensations, d’émotions psycho-corporelles et d’images. Les contes, hérités des rêves, gardent l’empreinte de ce chaos premier : c’est l’archaïque en chacun de nous, l’avant le langage articulé. Quand je raconte, je ne convoque pas un texte dans ma mémoire, mais des images, des sensations, des émotions. Je fais avec l’auditeur ce voyage entre un archaïque sensoriel et son organisation dans une parole faite de sons, de sens et de mots, autrement dit en terme métapsychologique ; entre le processus primaire et le processus secondaire.

Covid, effet mortifère

On sait que vivre enfermé génère des troubles psychiques. Nous sortons d’une période où des millions de personnes ont été enfermées non seulement physiquement mais psychiquement car les écrans ont été majoritairement les outils utilisés dans l’espoir d’ouvrir nos espaces intérieurs. Or quels que soient les contenus, réduire 8 à 12 heures par jour son champ visuel à quelques centimètres carrés, est un enfermement qui a des conséquences que les études en cours révèleront prochainement. Mais il est certain que cela nous modifie et nous altère, à fortiori quand on est un enfant dont le développement cérébral n’est pas achevé et que le corps est mis à l’arrêt.
Face à cette urgence, les acteurs culturels dont fait partie le réseau « Les 400 coups » ont une grande responsabilité. Et je me sens en tant qu’artiste, la même responsabilité. Cela m’oblige à changer de logique. Je veux agir sans attendre d’hypothétiques subventions et dispositifs publics issues d’un gouvernement qui ne pense qu’en termes utilitaires et rentables, je veux re-fertiliser mes terres intérieures et inventer. Faire ce que je peux, là où je suis, avec modestie et détermination, sans volonté d’expansion ni de modélisation. Je veux faire confiance à l’intelligence et à la sensibilité des gens, penser en acte et m’inscrire résolument dans la vie.
C’est le sens de mes deux dernières créations, Tu Parles, Charles ! et La Diseuse Des Quais (voir site). C’est la direction que Les Mots Tisses se donne : partager largement cette parole symbolique adressée à un autre en présence, comme acte de résistance.
Rêver et penser pour supporter le monde au deux sens de ce mot, lever le nez de nos écran. Nous redresser dans notre humanité sensible et pensante.

Karine Mazel