Gare st Lazare 17h, un mercredi. Les gens se pressent et s’oppressent, trop pressés de passer. Au bout du quai des portillons au garde-à-vous attendent l’ordre de mise en service. C’est pour bientôt, tout est prêt. Dans le hall de la gare, les désorientés cherchent la sortie.
– « C’est par ici la sortie messieurs, dames, non vous ne pouvez plus passer par ici ! »
– « Mais enfin pourquoi ? »
– « À partir d’aujourd’hui il faut respecter le circuit, on entre d’un coté et on sort de l’autre, c’est comme ça. »
Rien n’est plus laissé au hasard ou à l’envie, chacun de nos pas est conduit.
Les agents en gilets oranges et matraques lumineuses, orientent les égarés. Il faut les habituer, car bientôt le hall de la gare lui-même ne sera accessible qu’avec un billet.
Les sentinelles métalliques armées vont bientôt entrer en fonction, et accomplir mécaniquement leur mission : ouvrir et fermer le portillon sans négociation. On aura, ou on aura pas son (e-)billet. J’observe l’armée inoxydable et implacable, insérée dans les arcades de la vieille dame de pierre, comme une verrue de verre et de fer. Leur hauteur d’abord, plus haute que large bien-sûr, infranchissable. Des ingénieurs ont planché sur le sujet, ils ont bien travaillés. On va se ranger docilement, attendre patiemment son tour les jours d’affluence, puis scanner, et passer. Plus possible de sauter le portillon joyeusement. Les resquilleurs sont des délinquants, la fraude ça coûte de l’argent, et les machines ça économise des agents. (A quand les détecteurs de fraude fiscale dans chaque multi-nationale ?)
Arrivée devant le portillon de sécurité :
Buzz, buzz,buzz
Le portillon ne s’ouvre pas, mon pass est démagnétisé.
– « Poussez-vous madame, vous ne voyez pas que vous bloquez tout le monde ? Faites-vous implanter la puce e-transport, et arrêtez de nous faire perdre du temps ! »
– « Désolée, pardon, excusez-moi. »
Oui je sais c’est déjà comme ça dans le métro depuis longtemps, y’a pas de quoi en faire une chronique, c’est pas grave. Mais le monde bégaie, insiste, et appuie à l’endroit où ça me fait mal, alors je me répète moi aussi, tant pis.
Dix fois par jour il faut s’identifier, scanner, badger, dans des espaces virtuels ou réels pour pouvoir accéder à : son travail, à ses comptes, aux impôts, à la sécu, à la mutuelle, à l’assurance, au pole emploi, et à tous les espaces clients. Virtuels ou réels tous nos parcours sont balisés, on nous suit à la trace de nos puces, et on nous rend fous.
– « Veuillez nous excuser ce site est momentanément indisponible, mot de passe invalide, veuillez recommencer, opération impossible, Error 202. »
Mais je dois absolument effectuer cette déclaration/opération aujourd’hui !
Fracassé contre un mur invisible, stoppé net dans ton élan, plus moyen d’avancer. Tu bascules dans les méandres imprévisibles d’espaces ou le client n’est plus roi mais esclave de logiciels sans âmes et de programmes.
– « Veuillez vous enregistrer pour passer votre commande : nom, prénom, date de naissance, adresse mail, numéro de téléphone. »
– « Moi, je voulais juste réserver une place, par remplir un CV pour le BigData ! »
Et puis c’est quoi ce délire, dans lequel la machine me demande de prouver que je ne suis pas un robot, en me faisant cliquer dix fois sur des photos de bus ou de vélos ?! Je ne suis pas un robot, et je commence à me fissurer. J’ai les neurones en fission, et le cœur en burn out et les circuits de mon âme crament.
Alors dès que le système le permet je tente un appel vers un humain.
– « Cette opération ne peut se réaliser que sur votre espace client, madame. »
– « Mais puisque je vous dis que ça ne marche pas, j’ai déjà essayé dix fois ! »
– « Je comprends bien la particularité de votre situation madame, elle n’a pas été prévue par notre logiciel, je ne peux rien faire… »
Enfer et damnation !
Mais parfois….
– « Attendez, je vais essayer de forcer le système, un instant… c’est bon votre dossier est en ordre. »Victoire, liesse, libations, gloire à l’humain !
Gloire à l’humain ?
Appel au Pôle Emploi :
– « Bonjour madame Pole emploi, je vous appelle suite au décès d’une amie intermittente, pour savoir ce qu’il faut faire…
– « Dites à la personne d’envoyer son acte de décès… »
Appel de l’Établissement Français du Sang :
– « Bonjour, je vous appelle car je vois sur l’écran que vous n’avez pas donné votre sang depuis longtemps… »
– « Oui en effet, c’est parce que je suis malade… »
– « C’est temporaire, ou c’est définitif ? »
-« J’ai le cancer madame, et je ne sais pas encore si c’est définitif. »
Échange avec une assurance
-« Votre dossier médical m’indique que vous avez été hospitalisée une fois en psychiatrie, vous ne pouvez pas souscrire une assurance décès qui protégerait votre enfant en cas d’accident. »
– « Mais comment ça ? »
– « C’est comme ça, ce n’est pas moi qui rédige les contrats madame. »
– « Mais c’est dégueulasse, illégal ! Y’a pas un moyen ? »
– « Non madame, il n’y a aucun recours possible, c’est comme ça, et bientôt vous n’aurez même plus d’interlocuteur, tout sera géré par l’intelligence artificielle, alors autant vous habituer tout de suite. Au suivant ! Numéro
712, s’il vous plaÎt. »
L’humain pris dans l’accomplissement de tâches répétitives, selon des procédures optimisées… l’humain mécanisé et donc bientôt remplacé.
Nous créons avec passion, constance et détermination l’étau de notre propre enfer. Il est assez fascinant d’observer à quel point on se soumet, persuadés que ces changements sont inéluctables ou pire, bénéfiques… (pour les bénéfices des GAFA, sans aucun doute).
Les sentinelles mécaniques de la gare St Lazare, assistées par des hommes et des femmes en uniformes, nous obligent à suivre l’itinéraire prévu.
Mais ici, comme dans chaque gare parisienne, il y a aussi ces pianos ouverts à tous les chants, ces pianos qui rassemblent les gens tout simplement.
C’est beau, même quand c’est faux, (ça ne l’est pas si souvent). C’est beau parce que c’est gratuit et que ça allume quelque chose dans les regards, un sentiment d’être reliés les uns aux autres, un sentiment d’être vivants.
Dans la galerie commerçante on peut acheter, consommer, ou « sus-prendre » le temps. Autour de ce piano, des rencontres improbables, toutes sortes musiques et de gens, le hasard du moment, comme les reflets changeants du soleil sur la Seine, comme un horizon tracé sur un mur de béton.
Karine Mazel